Me promener sur cette jetée me donne l'illusion d'être hors du temps. Ici je ne suis ni un Pogue, ni un Kook, ni pauvre, ni riche.  J'ai l'impression de pouvoir être moi-même. Cela tient peut-être aussi du fait qu'il n'y a personne et que je ne dois pas paraître, porter un masque comme je le fais si souvent.

Je me demande où est parti le temps où je me fichais de l'image que je renvoyais, où je me contentais d'être insouciant, joyeux, de vivre simplement. Quand j'étais enfant ? Oui sans doute...et aussi lorsque je suis sur ou sous la mer. Dans ces moments-là, seule la joie et le moment présent m'importent, il y avait aussi une personne qui me faisait me sentir moi-même mais... J'ai fait une croix sur elle il y a longtemps. Je doute que cette personne veuille me voir aujourd'hui. Je soupire, je n'ai pas envie de penser au passé.

Début de soirée, il fait encore doux en extérieur et pas encore trop sombre. Cet endroit qui pourrait devenir dangereux la nuit, pas au niveau de la sécurité mais plus du manque de lumière la nuit, est plus un lieu de promenade en amoureux qu'un but de rendez-vous d'affaires et pourtant il est étrangement vide. Cela me fait du bien de pouvoir regarder l'eau calme de la mer venir se briser en contrebas, entendre sa musique se briser et se renouveler. Je m'appuie à la rembarde et je m'arrête un instant. Calme, imperturbable, la même toujours pour tous, tantôt sereine, tantôt en colère, elle est belle, la mer. Elle ne fait aucune différence entre les gens, le marin comme le touriste, le riche comme le pauvre.

Un bruit de course derrière moi, un joggeur sans doute, je tourne la tête pour le regarder venir sans toutefois faire mine de bouger ne serait-ce que d'un iota. Je ne pense pas qu'il soit venu pour moi, après tout personne ne savait que je serai ici en cet instant, pas même ma secrétaire et mon téléphone est en silencieux. Va-t-il me saluer d'un signe de tête ? S'arrêter ou tout simplement passer son chemin ? Je l'ignore. Vêtu d'une chemise en lin beige légèrement ouverte et d'un pantalon crème, je ne dénote pas de l'endroit. Quelque part je sais que je suis aujourd'hui à ma place ici, mais j'ai encore du mal à me faire au fait que je suis passé de l'ombre à la pleine lumière.

Plus la personne se rapproche, plus j'entends qu'elle ne peut m'entendre.

La musique est si forte que je peux l'entendre presque comme si la jeune femme n'avait pas de casque. Si je n'en connais l'auteur, je connais parfaitement ce son et je souris machinalement. Je suis par contre assez étonné qu'elle s'arrête non loin de moi. D'habitude les joggeurs ne font que passer, ils ne s'arrêtent pas, à part pour faire leurs étirements, ce qui ne semble pas être son cas.

Je l'observe intrigué... elle ne peut être perdue, n'est-ce pas ? A moins d'être une touriste peut-être... Elle enlève son casque et cela confirme qu'elle ne s'est pas arrêtée près de moi par hasard. Elle me parle de la mer et des jours d'orages, une phrase d'accroche bateau... pourquoi pas. Elle n'est donc pas perdue me semble-t-il.

« Bonsoir, ici particulièrement pas vraiment mais je trouve que c'est paisible. A mon avis ce ne sera pas la dernière fois que je viendrai »

Cela veut tout dire et à la fois pas grand chose. Nouveau ou touriste, elle ne peut savoir qui je suis à moins d'avoir suivi l'actualité car oui, il n'y a pas que les magasines de finances qui ont fait les gros titres sur mon ascension. Seulement en soi nul n'est obligé d'écouter la radio, la télé ou de lire les journaux en permanence et elle a pu totalement passer à côté de l'héritier caché du grand Alan Ackles, ce qui ce soir m'arrangerait, je l'avoue. Je n'ai pas tellement envie qu'on me frotte la manche encore, ou qu'on n'essaie de me rappeler qui j'étais il n' y a encore que quelques mois, c'est-à-dire personne, ou encore me tirer les vers du nez sur qui je suis en vérité et comment j'ai fait pour hériter d'une pareille fortune.

Les joggeurs ne dérangent pas la plupart du temps ? Je haussais un sourcil vers le ciel presque en signe d'interpellation sans toutefois lui en faire la remarque, quelque peu amusé. Par contre qu'elle ne se rappelle pas de moi était à la fois bon signe et mauvais signe. Mais il était vrai que personne ne pouvait connaître toutes les personnes d'une île, fusse-t-elle ne pas être très grande. Principalement surtout si elle était une Kook, puisque je ne l'étais moi-même à part entière que depuis peu. Tout comme elle, d'ailleurs, sa tête ne me disait rien, je me demandais où elle avait pu grandir sur cette île, et où elle avait été à l'école aussi si elle était originaire d'ici. Pouvait-elle être de la même école que moi sans que nous ne nous soyons jamais croisés ? Elle semblait avoir pourtant un peu près le même âge que moi, mais elle pouvait aussi bien avoir suffisamment d'écart en années avec moi pour que jamais elle ne m'ait marqué.

« Pas d'ici ? C'est à dire ? Je suis natif de cette île si c'est la question »

Je lui fis un petit sourire. J'étais presque certain que ce n'était pas ce qu'elle voulait dire mais si elle voulait en savoir plus, elle allait devoir être un peu plus précise. Le ferait-elle ou finirait-elle par laisser tomber, se contentant de ma réponse peu fournie ? 

« Vous venez donc souvent courir ici si je comprends bien ? Pour tout vous dire, je ne vis pas sur cette jetée, mais chut, c'est un secret »

Bon clairement là elle allait voir que je plaisantais car personne ne pouvait décemment vivre sur une jetée, il n'y avait pas d'habitations possibles ici. Soit elle le prenait bien et riait, soit elle m'envoyait bouler et partait... 

S'ennuyer en ne faisant que regarder la mer, oui je pouvais imaginer que dit comme cela, cela devait paraître étrange. L'image qu'elle se faisait de moi était peut-être celle d'une vache regardant passer les trains, et cela devait quelque peu paraître incongru. La mer était pourtant mouvante et j'aimais parfois me retrouver en laissant mon esprit vagabonder, il ne s'agissait pas seulement de la regarder mais de me perdre en moi-même et puis parfois j'avais l'impression de pouvoir la ressentir au fond de moi.

Cela dit si elle venait tous les soirs, il était étrange que je ne l'ai jamais croisée bien qu'il soit vrai que les terres des Figure Eigth n'étaient pas vraiment mon bastion de prédilection. Etait-elle aussi une fille de l'île ? Avait-elle grandi sur cette île et n'était-elle restée, elle aussi, que dans la partie de l'île qui lui était presque...réservée ? N'avait-elle jamais été tentée de découvrir l'autre côté ? De découvrir le reste de son île ?

J'avais parfois été très loin pour découvrir des épaves et aussi apprivoiser les vagues. Je me demandais si elle était déjà venu voir les surfeurs danser avec la mer ou si elle s'y était elle-même essayé. Si cela était le cas, il serait encore plus étrange que jamais nos chemins se soient croisés auparavant.

« Je ne fais pas que la regarder, parfois aussi je tente d'apprivoiser les vagues et de danser avec elles »

Je lui souris avant de replonger un instant mon regard vers l'horizon avant de venir vers elle. On ne s'était pas encore présenté, il était vrai et c'est ce qu'elle entreprit. Son prénom ne me disait définitivement rien, ou plutôt il faisait écho en moi comme un souvenir mais pas de la manière dont je l'aurai de prime abord pensé.

« C'est un prénom original, aurait-il des origines africaines ou proviendrait-il d'un dessin animé bien connu ? »

J'espérais qu'elle ne prendrait pas mal ma question, mon intention n'était pas de la froisser mais j'étais quelque peu curieux et je trouvais que c'était un moyen d'approfondir la conversation. Lui couperait-elle l'envie de continuer de me parler ? Je ne l'espérais pas car malgré mon envie initiale de respirer, je passais un bon moment loin des membres du conseil et loin de mes responsabilités nouvelles.

« Je m'appelle Lysandre »

Un prénom, mais pas encore un nom de famille, je voulais encore profiter un peu de mon anonymat passager puisqu'elle ne semblait pas savoir qui j'étais. Cela m'était fort agréable et puis, elle non plus ne m'avait pas donné le sien.