The Cut, ici sur l'île ; on dit que ce quartier est trop bien pour les détestables Kooks y posent le pied. D'ailleurs bien souvent ceux n'en n'ont ni l'envie ni le désir. Se promener dans les rues des petites gens... quelle infamie !

Il fut un temps où je pouvais en rire, que les Kooks aient si peur de nous, comme si nous étions des animaux sauvages qu'il ne fallait surtout pas croiser à moins d'être armés, ou en groupe d'importance.

Aujourd'hui, certains diraient que je suis passé de l'autre côté de la barrière. Mais je ne suis pas ce que l'on peut appeler un Kook ordinaire. Oh bien sûr je vis bien maintenant dans les Figure Eight et l'argent n'est plus pour moi un problème, mais est-ce que cela veut dire que j'ai vraiment changé et que je suis semblable à ceux qui y ont toujours vécus ?

Je suis né et j'ai vécu comme un Pogue toute ma vie, ou presque. Cela ne fait que quelques mois qu'on dit que je suis un autre. Beaucoup s'emploient à ce que mon passé ne soit plus, ou faire comme s'il n'avait jamais existé, d'autres ne peuvent tout simplement pas l'accepter et moi je surfe sur la vague pour espérer la suivre plutôt que me faire engloutir par elle. J'ai accepté la route que le destin ouvrait devant moi, mais elle n'est pas dépourvue d'embûches et je le savais avant de la prendre.

Cela fait trois mois que tout a changé pour moi et je ne suis pas certain que tous soient au courant ici... J'avoue que quelque part, j'ai envie que rien n'ait changé pour mes amis, qu'ils le soient toujours, mes amis, même si ma situation personnelle a changé, même si j'ai déménagé...

J'ai envie de leur crier que je reste malgré tout le même et en même temps je dois montrer dans une autre partie de la ville que je ne suis pas le monstrueux pogue de bas quartier venu emménager chez eux avec un bagage dont ils ne veulent pas. Je suis partagé entre deux mondes alors que je ne le peux pas. Je sais que j'ai fait un choix en acceptant mon héritage mais je me demande si je dois vraiment renier tout ce que j'ai été pour ce choix.

Chuck est une des personnes qui me fait le plus peur... Un ami précieux, un ami que je ne veux pas perdre, un ami que j'ai bien peur qu'il n'accepte pas le pacte avec le diable que j'ai signé. Devenir un Kook, j'ai l'impression de venir lui parler d'une trahison et pourtant je me tiens devant le magasin où il travaille, hésitant à en passer la porte.

Ce magasin, je dois dire que j'y suis passé assez souvent, c'était un peu comme un  bastion, un point de rendez-vous. On venait y acheter nos planches, on venait acheter des produits pour les entretenir, des accessoires, ou voir les nouveautés, tout simplement. Ce magasin je l'ai toujours adoré et pourtant cela fait bien des mois que je ne suis plus venu. Déjà avant que ma vie ne change complètement...

Je prends mon courage à deux mains et je pousse finalement la porte pour pénétrer à l'intérieur, la clochette d'accueil retentit et malgré moi je souris en entrant dans ce temple du surf. J'ai l'impression d'être chez moi après une longue absence.

Soudain je le vois, il s'est retourné en entendent quelqu'un entrer. C'est Chuck. Je tente un bonjour, simple tentative d'accroche, comme pour tenter une approche, comme pour amorcer une montée sur la vague.

Je souris beaucoup plus franchement. J'ai l'impression en cet instant qu'on s'est quitté la veille et que rien n'a changé. Mais je me demande de plus en plus s'il sait... parce que justement, il y a des choses qui ont changées...

Je me demande ce que les gens ici vont penser en me voyant déambuler dans les rues, c'est une petite île et mon histoire a fait le tour des journaux mais tout le monde ici ne les lit pas, tout le monde ici n'écoute pas le journal à la radio ou à la télévision. Je ne sais pas vraiment ce que j'espère... qu'une cause extérieure ait informé Chuck ou qu'il ne sache rien ? Est-ce que je peux vraiment me permettre de faire comme si de rien n'était, comme si je vivais encore de ce côté de l'île ? Est-ce que je peux être lâche quelques heures encore pour justement toucher encore du bout des doigts ce bonheur ?

« C'est ta cheffe qui va être encore contente, je l'entends déjà pester d'ici »

S'il n'a pas de clients, j'ai envie de lui proposer d'aller faire de la planche quelques heures, comme l'année dernière, comme avant... Sous prétexte de faire faire un essai, je sais que parfois, il peut quitter la boutique, mais normalement il ne peut la laisser seule. Ce ne serait pas lui servir de lui proposer une telle chose, je le sais bien.

« Tu as reçu des nouveautés ? »

Je lève les yeux au ciel. Les touristes... Combien de fois n'a-t-on pas ri à les regarder apprendre avant de leur faire une petite démonstration de ce que nous, nous savions faire ? Enfin apprendre, c'est un bien grand mot pour un touriste. La plupart qui venaient ici, pensaient tout de même qu'avec quelques billets et une explication, qu'ils seraient des dieux des vagues... sauf que cela ne se passait jamais comme ça. Tout ne pouvait pas s'acheter et ça... ils ne le comprenaient pas. Ce qu'ils voulaient c'était en vérité la belle photo pour montrer aux copains et ça au final, c'était assez simple avec un fond vert et une planche de surf attachée...

« C'est toujours Bri' qui se dévoue pour les cours ? »

Je le savais bien que Chuck détestait ça... Une fois sa cheffe l'avait obligé et ça n'avait vraiment pas bien tourné. Je crois qu'au final elle avait dû tout rembourser et qu'on avait jamais revu les clients. Elle avait échappé tout juste à un procès au cul...  En même temps j'avoue que je pouvais comprendre Chuck, ces touristes-là avaient été odieux, vraiment mal polis et désagréables avec lui. Il n'était pas étonnant qu'il ait fini par péter un câble avec eux. 

« On sait tout les deux que ce qui fait la vitesse c'est surtout la vague et... son surfeur. Le reste c'est juste un petit plus... voir pour la frime »

Bon tout n'était pas pour la frime. C'était certain. Il y avait des meilleures planches que d'autres, des meilleures formes aussi et puis il fallait une taille adaptée à son humain. C'était un peu comme la baguette choisi son sorcier dans Harry Potter au final même si au moins ici on pouvait être conseillé et puis... Chuck était vraiment un passionné, c'était vraiment agréable de parler avec lui quand on aimait le surf. C'était ce qui nous avait vraiment rapprochés et liés à une époque et sans doute qui avait gardé ce lien entre nous malgré les chemins différents que nous suivions. Je savais qu'il n'avait pas eu une vie facile et que la mienne avait été franchement bizarre, mais nous n'en parlions jamais, comme un accord tacite, comme si cela n'avait aucune importance. Quelque part cela aussi, ça faisait du bien.

« La lustre pas trop quand même sinon tu vas finir par glisser. Faut qu'elle adhère un peu quand même à tes pieds  »

Malheureusement toutes les bonnes choses ont une fin et finalement le sujet qui fâche, comme on dit, arrivait sur le tapis. Quand il commença à l'aborder, j'eus un air vraiment gêné, si gêné que je sentais carrément mon visage cuire. Bien sûr qu'il avait entendu, ou lu... Il ne pouvait en être autrement. Je passais une main derrière ma tête, soulevant mes cheveux un peu. J'étais plus que crispé.

« Ah... tu as entendu la nouvelle  »

Bravo Lys', La Palisse en aurait dit autant. S'il abordait le sujet, il était évident qu'il l'avait pas pondu tout seul et qu'il le savait... Les rumeurs, de toute manière, venaient toujours de quelque part. Elles avaient toujours un fond de vérité comme on dit. Rarement elles ne venaient de nulle part, si ce n'est peut-être quand une personne souhaitait attenter à l'intégrité d'une autre en balançant un truc totalement faux.

« On va dire que ça dépend des quels... certains sont pas si cons...  »

 Je lui fis un pauvre sourire en descendant finalement ma main le long de mon corps.

« Je voulais t'en parler, tu sais... mais je savais juste pas comment... C'est tellement fou ce qui m'arrive... J'ai l'impression que ma vie est entrain de partir à 100 à l'heure  »

Je n'ai jamais tenté d'apprendre le surf à un touriste mais j'ai assisté à quelques uns de ceux qui ont été donnés par Bri' et franchement je n'aurai pas voulu être à sa place. Parfois je me demandais comment elle faisait pour les supporter, et les enfants étaient pas toujours les pires, loin de là.

« Je ne sais pas comment elle fait pour tenir »

Je crois qu'entre sa planche et un bébé, Chuck sauverait sa planche des flammes. A tord ou à raison, mais c'est lui et dieu seul sait ce que j'aime ce gars, malgré ses travers et malgré ses erreurs de parcours. De toute manière tout le monde en fait, des erreurs de parcours. 
Certains des plus grosses que d'autres, voilà tout. Je me demande si je pourrai l'aider... mais je crois que ce job, il le fait surtout parce qu'il l'aime, plutôt que pour l'argent. De mémoire, il n'est pas vraiment bien payé d'ailleurs... mais bon elle lui donne parfois un petit billet ou l'autre quand elle a fait un bon chiffre et ça lui permet de vivre. De pratiquer sa passion aussi...

« Des orages toute la soirée tu penses ? Le ciel est gris mais on sait jamais... ça peut peut-être tenir encore un peu et ne tomber que cette nuit. Bon la mer risque d'être pas mal houleuse quand même, j'ai senti le vent qui se levait avant que je ne rentre »

J'ai l'impression que pour lui, je suis toujours le même et je commence à me décrisper un peu. Je sais combien il n'apprécie pas les Kooks et j'avais vraiment peur de sa réaction. Je n'en reviens toujours pas qu'il semble juste... passer dessus comme si cela n'avait aucune importance, comme si un matin je lui avais juste dit, j'ai bu un thé et j'aime les chats.

« Merci vieux, vraiment. Tu peux pas savoir à quel point ça me fait du bien ce que tu me dis, vraiment. C'est pas que je ne veux pas en parler, je voulais juste... je voulais juste pas te perdre  »

Je secoue la tête et je lui fais un sourire plutôt chaud maintenant tout en regardant la nouvelle planche qu'il a reçu et que, j'avoue, pour le coup, j'avais un peu négligé suite aux paroles qu'il venait de me dire.

« Sincèrement toi, tu penses qu'elle en vaut la peine ? Tu l'as test ?  »

« On dirait parfois que tu as un sixième sens pour sentir ça, fils de la mer »

J'aurai bien sûr pu dire qu'il était le fils d'un marin, le fils de son père, mais je ne crois pas qu'il aurait apprécié vu ce que j'avais ouï dire de sa situation familiale. De son père, il prenait toujours le soin de ne pas parler et je pouvais très bien le comprendre, moi qui avait passé ma vie à me demander qui était mon père avant de l'apprendre quand il était trop tard. Pas le père de l'année et pourtant, finalement, il avait été bien mieux que bien des pères présents.

« Je crois que je ne pourrai jamais rester trop loin d'une planche ou de l'océan, tu sais bien, par contre les bières je te les laisse, je préfère que tu les boives pour moi »

Je lui fais un clin d'oeil. Combien de fois n'ai-je pas été charrié par la bande car je ne buvais pas de bières ? Je n'aimais pas le goût, en soi ce n'était pas vraiment ma faute et ce n'était pas pour cela que je ne buvais pas d'alcool, juste... pas de bières. Oh parfois j'en avais quand même accepté pour faire comme les autres, en buvant deux trois gorgées avant de lui filer discrètement quand il avait fini la sienne, de bière. Il ne m'avait jamais dénoncé.

« Si j'achète tout ce que je vois je ne serai pas riche très longtemps, mais bon... je peux toujours essayer de faire gonfler ton chiffre d'affaire, que tu puisses avoir un petit bonus et qu'on puisse faire une soirée comme avant. D'ailleurs... Tu serais libre quand pour faire quelques vagues en duo comme au bon vieux temps ? "

Oui l'insouciance d'il y a quelques mois encore me manquait... j'avais envie de décompresser et il m'aurait dit dans l'instant qu'il plaquait le boulot pour la journée et qu'on sortait en mer que je l'aurai suivi sans hésiter et sans poser plus de question. Encore moins de le retenir d'ailleurs. J'avais vraiment envie en cet instant d'être juste moi, Lysandre, le petit gars du coin venu profiter de sa journée, de ses vacances. Un gars normal, sans histoire et sans pression.